« Toute la scène alors se déroule très vite, toujours identique à elle-même. On sent qu’elle a déjà été répétée plusieurs fois : chacun connaît son rôle par cœur. Les gestes se succèdent d’une manière souple, continue, s’enchaînent sans à-coups les uns aux autres, comme les éléments nécessaires d’une machinerie bien huilée, quand tout à coup la lumière s’éteint. Il ne reste plus, devant moi, qu’une vitre poussiéreuse où se distinguent à peine quelques reflets de mon propre visage et d’une façade de maison, située derrière moi, entre les spirales emmêlées de l’épaisse ferronnerie peinte en noir. La surface du bois, tout autour, est recouverte d’un vernis brunâtre où des petites lignes plus claires sont censées représenter les veinules du chêne. Le pêne de la serrure reprend sa place dans la gâche avec un claquement sourd, prolongé par une vibration à résonances caverneuses qui se propage dans toute la masse du battant, pour décroître aussitôt de façon rapide, progressive, jusqu’au silence total.
Je lâche la poignée de bronze, en forme de main refermée sur une sorte de navette, ou de stylographe, ou de poignard dans son fourreau, et j’achève de me retourner vers la rue, m’apprêtant à descendre les trois marches de fausse pierre qui raccordent le seuil au niveau du trottoir, à l’asphalte rendu luisant par la pluie maintenant terminée, où les passants se hâtent dans l’espoir d’arriver chez eux avant la prochaine averse, avant que leur retard (ils ont dû s’abriter un long moment) ne cause de l’inquiétude, avant l’heure du dîner, avant la nuit.
Le claquement de la serrure a déclenché le mécanisme dont j’ai désormais l’habitude : j’ai oublié ma clef à l’intérieur et je ne pourrai plus rouvrir la porte pour rentrer chez moi. C’est faux, comme toujours, mais l’image est toujours aussi forte et précise de la petite clef d’acier poli, demeurée sur le marbre de la console, dans le coin droit, près du bougeoir en cuivre. Il y a donc une console dans cet obscur vestibule.
C’est un meuble de teinte sombre, au plaquage d’acajou en assez mauvais état, qui doit être de la seconde moitié du siècle passé. Sur le marbre, noir et terne, la petite clef se dessine en lignes claires avec la netteté d’un schéma de leçon de choses. Son anneau, plat, parfaitement circulaire, est situé à quelques centimètres seulement de la base hexagonale du bougeoir, etc., dont le corps mouluré (gorges, tores cavets, doucines, scoties, etc.) supporte… etc. Le cuivre jaune brille dans la pénombre, du côté droit où un peu de lumière arrive du dehors, par l’ouverture grillée de la porte d’entrée.
Au-dessus de la console, un grand miroir rectangulaire, suspendu au mur, s’incline légèrement vers l’avant. Son cadre en bois, sculpté de feuillages sans nom ou la dorure s’efface, délimite une surface brumeuse aux profondeurs bleuâtres d’aquarium, dont la partie centrale est occupée par la porte à demi ouverte de la bibliothèque et la silhouette un peu floue, gracieuse, lointaine, de Laura qui se tient immobile à l’intérieur, dans l’entrebâillement.
« Vous êtes en retard, dit-elle. Je commençais à m’inquiéter.
-J’ai dû m’abriter de la pluie.
-Il a plu ?
-Oui, un long moment.
-Pas ici… Et vous n’êtes pas mouillé du tout.
-Non, justement : je me suis abrité. »
Ma main se détache de la petite clef, que je venais juste de déposer sur le marbre lorsque j’ai levé les yeux vers la glace. Le souvenir du contact avec le métal déjà refroidi (que ma paume auparavant avait un instant réchauffé) demeure encore sur la peau sensible du bout des doigts, tandis que j’achève de me retourner vers la rue, commençant aussitôt à descendre les trois marches de fausse pierre qui mènent du seuil au trottoir.
Je vérifie d’un geste habituel, inutile, insistant, inévitable, que la petite clef d’acier poli se trouve bien sur moi, à la place coutumière où je viens de la glisser. C’est à ce moment que j’aperçois le type en noir – imperméable vernis à col relevé, mains dans les poches, chapeau de feutre mou rabattu sur les yeux – qui attend sur le trottoir d’en face.
Bien qu’il semble par son allure vouloir davantage se protéger des regards que de la pluie, sa silhouette immobile attire au contraire tout de suite l’attention, parmi les quelques passants qui se hâtent après l’averse. Ceux-ci d’ailleurs sont déjà moins nombreux et l’homme qui se sent soudain découvert, se recule insensiblement vers l’encoignure d’une façade en décrochement, celle du numéro 789 bis, dont le crépi est peint en bleu vif.
Cette maison comporte trois étages comme toutes ses voisines (qui constituent, un mètre environ plus en avant, l’alignement général de la rue), mais elle doit être de construction moins ancienne ; elle est en effet la seule à ne pas se trouver pourvue de l’escalier de fer extérieur, prévu comme descente de secours en cas de sinistre : squelette de lignes noires entrecroisées qui dessine des Z superposées du haut en bas de chaque immeuble, s’arrêtant toutefois à trois mètres du sol. Une mince échelle amovible, habituellement relevée, complète l’ensemble pour faire le raccord avec la chaussée, et permettre de fuir l’incendie qui embrase l’escalier intérieur.
Un cambrioleur agile, ou un assassin, pourrait en sautant s’accrocher à la barre de fer la plus basse, effectuer un rétablissement, gravir ensuite sans aucune peine les marches métalliques jusqu’à la porte-fenêtre d’un étage quelconque et pénétrer dans la chambre de son choix en cassant seulement une vitre. C’est du moins ce que pense Laura. Le bruit du carreau brisé dont les éclats tintent en retombant sur le dallage, au bout du couloir, l’a réveillée en sursaut. »
Alain Robbe-Grillet, Projet pour une révolution à New York – Éditons de Minuit 1970