Des textes choisis pour changer de regard sur le monde

Fragmentslus est un podcast littéraire qui cherche à faire découvrir les textes par la voix. Comme exposé dans ce manifeste, le projet privilégie les narrations singulières, le détail qui nous échappe, le rythme de la phrase qui nous trotte dans la tête une fois le livre refermé. Loin des poncifs et des citations communément rapportés, il s’agit ici d’approcher du lieu même où la magie opère en allant directement au texte.

Aller au texte c’est d’abord écouter sa langue, se laisser porter par son mouvement et la force de ses mots. C’est aussi pousser la porte que l’auteur entrouvre sur son œuvre, suivre les personnages dans leurs imaginaires et rentrer dans ces décors qui font la trame du récit. Lire enfin, c’est toujours se lancer dans une aventure à l’issue inconnue, c’est prendre le risque de se laisser surprendre. Aussi ces fragments portent en eux une proposition, une sorte de pari, celui de sortir du récit comme on revient d’un voyage, un peu différent, un peu changé.

Raymond Meeks, extrait de livre photographique pour le projet Where Objects Fall Away, 2014 pour illustrer le manifeste du projet fragmentslus
Raymond Meeks, extrait de livre photographique pour le projet Where Objects Fall Away, 2014

Révéler ce qui ne se montre pas

Fragmentslus nous invite à tendre l’oreille et à ouvrir les yeux sur le texte pour y voir au-delà. En marge de l’œuvre littéraire, chaque histoire vient prendre ici la force et le caractère de ce qui ne se montre pas, de ce qui n’est pas donné de suite. Il ne faut donc pas voir dans le choix de ces extraits une volonté particulière de représenter une œuvre ou un auteur. Encore moins celle d’articuler une pensée autour des textes. Ces fragments, lus, sont livrés sans explication, sans justification. Ils sont offerts à notre imaginaire dans un espace privilégié qui est celui de l’écoute. C’est précisément là que les mots, révélés, trouveront peut-être en nous la force de vivre leur propre aventure.

« Le fragment est une manière de penser et d’écrire qui consiste à produire l’effet de l’éclair plutôt que celui d’un long discours, d’un traité, l’effet d’une révélation plutôt que celui d’une démonstration. »

Roland Barthes

Le fragment est là où il y a perte

Pour qu’il y ait fragment il faut qu’il y ait perte. Un fragment c’est d’abord un morceau d’une chose qui a été perdue, oubliée, égarée. Il reste bien quelques bribes, des éléments disparates et fragiles, rien de plus. Le texte comme l’artefact, quand il nous arrive, nous semble toujours incomplet. Il est à la fois réduit et limité. Ce qui le constitue pour nous est d’abord à chercher dans ce qui lui manque.

Mais s’il exprime la perte, le fragment renvoie aussi l’idée d’une continuité. Il nous semble en effet traverser les âges et venir du lointain pour témoigner de ce qui n’est plus. La perte ici valorise l’objet et le fragment devient témoin de l’œuvre. C’est ainsi qu’on le cite, qu’on l’invoque, qu’il se fait l’argument de chacun de nos discours, au détour d’un comptoir comme derrière un pupitre. Ce qui nous plait en lui, ce n’est plus son langage, c’est sa symbolique. nous le prenons pour ce qu’il est, oubliant au fond ce qu’il dit.

Claire Trotignon, Demain, jadis 2019 pour illustrer le manifeste du projet fragmentslus
Claire Trotignon, Demain, jadis, 2019

La seconde naissance* du fragment

Pour s’approcher au plus près du texte il a fallu faire un choix radical : provoquer la perte. Les extraits proposés sont issus d’œuvres qui ont traversées le temps. Il en reste plus qu’une trace, des copies dans nos bibliothèques et nos data center. La perte n’est donc pas subie, elle est ici construite. La rupture est fictive, la distance, arbitraire. Le fragment se trouve ainsi libéré de son rôle symbolique.

C’est un nouveau possible qui s’ouvre alors pour le fragment. Arraché à son texte d’origine, libéré dans le blanc de la page, il vient trouver en lui-même la force de son existence, la source même de sa légitimité. Dans cet état second, le texte nous transmet une énergie nouvelle, un peu de cet élan vital des paysages intermédiaires qu’affectionne tant Bernard Plossu. On les découvre par hasard au détour d’un chemin ou d’un livre, et l’on s’attache bien vite à ce qu’ils nous racontent. Car ce que font entendre ces fragments, qui nous touche, c’est un peu de notre histoire présentée autrement.

« Les fragments, destinés en partie au blanc qui les sépare, trouvent en cet écart non pas ce qui les termine, mais ce qui les prolongera, les a déjà prolongés, les faisant persister de par leur inachèvement, toujours prêts alors à se laisser travailler par la raison infatigable, au lieu de rester la parole déchue, mise à part, le secret sans secret que nulle élaboration ne saurait remplir. »

Maurice Blanchot
Masques de théâtre grec pour illustrer le manifeste de fragmentslus
Masques de théâtre grec

Trouver les mots et trouver la voix

Fragmentslus prend corps dans la voix qui le porte. Voix fébrile, changeante et capricieuse, voix sérieuse, posée, travaillée. Elle est indissociable du texte, liée à lui par la forme que prend ce projet : un podcast, alliance de texte écrit et de voix enregistrée. Cette approche singulière de l’extrait littéraire se retrouve à chaque étape du projet dans la conception des épisodes. Le fragment est ainsi toujours pensé pour être lu.

« Dès qu’une parole est prononcée, elle cherche en elle le lieu de son effacement, comme si nous n’avions de corps que dans l’espace qu’ouvre notre voix. »

Anne Dufourmantelle

En travaillant le texte il s’agit de dégager l’émotion et ainsi, par le corps, de transmettre un peu de l’énergie du fragment. Cette voix, comme une proposition, essaye d’être juste et de trouver la mesure pour ne pas en faire trop. Mais à ce jeu il est vrai qu’elle perd toujours, car elle s’inscrit dans un geste qui la dépasse : la voix porte le récit dans l’immensité du silence, à la manière du mot qui l’imprime dans le blanc de la page. Ainsi se révèlent ces fragments. Mais que nous disent-ils au juste ? Si l’on écoute, ils nous parlent de ce qui vient, et de ce qui semble venir de plus loin encore, pour faire un peu de chemin avec nous.

Remerciements

Ce projet n’aurait pu voir le jour sans de nombreux soutiens que je tiens à remercier ici. Je pense à Agnès Parent de Curzon, pour l’assurance qu’elle a su me partager. À Laurence de Sève, avec qui j’ai travaillé pour m’approprier ma voix. Je pense enfin à tous ceux qui, par leurs écoutes et leurs retours, ont contribué de près ou de loin à la naissance de ce projet.

Paul Chevrier

*La Seconda Genesi, album du morceau Calore Umano utilisé pour le jingle du podcast. ©Italians Do It Better.