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« Les nuits de la forêt maintenant n’étaient plus toujours aussi calmes. Des ordres étaient montés de Moriarmé, qui prescrivaient de contrôler les franchissements clandestins de la frontière entre les maisons fortes en les reliant de nuit par des patrouilles, et le bloc des Falizes était souvent alerté pour une ronde par la camionnette du matin. Pour ces excursions de nuit, tous les hommes étaient volontaires; que le service devînt plus actif leur plaisait; un calme trop plat ne présageait rien de bon, mais cet affût de nuit les installait officiellement dans une guerre inoffensive : il les rassurait. C’était Hervouët que Grange préférait emmener avec lui, pour ses goûts taciturnes et sa souplesse de chat silencieux. Ils se glissaient hors du blockhaus dans une nuit si calme qu’ils entendaient en s’éloignant sur la route les coups de onze heures sonner à une église lointaine dans la vallée, pleins et lourds malgré la distance, puis, nettement plus près, la sonnerie un peu fêlée d’un clocher belge. Ils suivaient la laie pendant une demi-lieue; au-delà d’un coude, les arbres se serraient brusquement autour et au-dessus du chemin, l’enfonçaient dans une cavée profonde où flottait dans le noir une odeur de mousse et d’eau stagnante. La lisière extérieure de ce boqueteau ténébreux marquait la frontière; ils s’arrêtaient là pour allumer une cigarette et fumer un moment silencieusement au bord de la Belgique endormie, pareils à des promeneurs que le sentier bloque à l’extrême bord de la falaise. L’obscurité du boqueteau était épaisse – à quelques pas de Grange tout se perdait dans la touffeur du sous-bois qui jetait dans la nuit une ombre plus noire; il apercevait seulement tout près de lui le point rouge d’une cigarette, et il entendait le déclic du chargeur qu’Hervouët glissait dans son pistolet. Le silence du lieu devenait alors presque magique. Un sentiment bizarre l’envahissait chaque fois qu’il allumait sa cigarette dans ce sous-bois perdu : il lui semblait qu’il larguait ses attaches ; il entrait dans un monde racheté, lavé de l’homme, collé à son ciel d’étoiles de ce même soulèvement pâmé qu’ont les océans vides. « Il n’y a que moi au monde », se disait-il avec une allégresse qui l’emportait. »

Julien Gracq, Un balcon en forêt – Éditions José Corti 1958