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« On avait jamais vu de telles choses à Naples, au cours de tant de siècle de misère et d’esclavage. On avait vendu de tout à Naples, toujours, mais jamais les enfants. On avait fait commerce de tout à Naples, mais jamais d’enfants. On n’avait jamais vendu les enfants dans les rues de Naples, jamais. À Naples, les enfants sont sacrés. C’est la seule chose sacrée qu’il y est à Naples. Le peuple napolitain est un peuple généreux, le plus humain de tous les peuples de la terre, le seul peuple au monde ou même la famille la plus pauvre, en même temps que ses enfants, que ses dix, que ses douze enfants, élève un orphelin recueilli à l’hôpital des innocents : et c’est de tous le mieux habillé, le mieux nourri, parce qu’il est le « fils de la Madone » et qu’il porte bonheur aux autres enfants. On peut tout dire des Napolitains, tout, mais pas qu’ils aient jamais vendu leurs enfants dans les rues, jamais.

Et maintenant, sur la petite place de la Capella Vecchia, au cœur de Naples, au pied des nobles palais du Monte di Dio, du Chiatamone, de la place des Martyrs, près de la Synagogue, les soldats marocains venaient acheter pour quelques sous les enfants napolitains. Ils les tâtaient, relevaient leur chemise glissaient leurs longs doigts entre les boutons des petites culottes, discuter le prix en montrant leurs doigts. Les enfants étaient assis le long du mur et dévisageaient les acheteurs. Ils riaient tout en mâchant des bonbons, mais ils n’avaient pas la vivacité joyeuse des enfants napolitains. Ils ne criaient pas, ils ne chantaient pas, ils ne faisaient ni grimaces, ni blagues. On sentait qu’ils avaient peur. Les mères, ou ces femmes osseuses et fardées qui se disaient leurs mères, les tenaient par le bras comme si elles craignaient que les marocains les emmenassent sans payer : puis elles prenaient l’argent, le comptaient, s’éloignaient en serrant toujours l’enfant par le bras et un goumier les suivait, le visage grêlé par la petite vérole, les yeux noirs luisants sous le pan du manteau brun ramené sur la tête.

Je regardais, là-haut, les fenêtres d’Emma Hamilton, et je ne voulais pas baisser les yeux. Je regardais la gencive de ciel bleu qui bordait la haute terrasse de la maison de Lady Hamilton : et Jean-Louis, près de moi, se taisait. Je sentais qu’il se taisait non par honte, mais parce qu’une force mystérieuse le troublait, parce que le sang montait à ses tempes, le serrait est à la gorge. Tout à coup, Jean-Louis dit :
-Ils me font vraiment pitié ces pauvres enfants.
Alors je me tournai vers lui, le regardait bien en face et lui dis :
-Tu es un lâche.
-Pourquoi me traites-tu de lâche ?
-Ils te font pitié, n’est-ce pas ? Es-tu bien sûr que ce soit de la pitié ? N’est-ce pas peut-être autre chose ?
-Que veux-tu que ce soit ? dit Jean-Louis en me regardant d’un air vil et méchant.
-Pour un peu, tu t’en achèterais un, toi aussi, de ses pauvres enfants n’est-ce pas ?
-Qu’est-ce que cela pourrait te faire, si je m’achetais un enfant ? dit Jean-Louis, il vaudrait mieux que ce soit moi plutôt qu’un soldat marocain. Je lui donnerais à manger, je l’habillerais, je lui achèterais des chaussures, je ne le laisserais manquer de rien. Ce serait une œuvre de charité.
-Ah ! ce serait une œuvre de charité, n’est-ce pas ? dis-je en le regardant dans les yeux. Tu es un hypocrite et un lâche.
-On ne peut même pas plaisanter avec toi, dit Jean-Louis, et puis, qu’est-ce que cela peut te faire si je suis un hypocrite et un lâche ? Tu crois peut-être avoir le droit de faire le moraliste, toi et tous les autres comme toi ? Tu crois peut-être que tu n’es pas un hypocrite et un lâche, toi aussi ?
-Mais oui, bien sûr, dis-je, moi aussi je suis un lâche et un hypocrite comme tant d’autres, et après ? Je n’ai pas du tout honte d’être un homme de mon temps.
-Alors, pourquoi n’as-tu pas le courage de répéter au sujet de ces enfants ce que tu as dit de moi ? dit Jean-Louis en me prenant par le bras et en me regardant avec des yeux brillants de larmes, pourquoi ne dis-tu pas que ces enfants aussi se sont mis à faire les putains sous le prétexte du fascisme, de la guerre et de la défaite ? Allons, courage ! Pourquoi ne dis-tu pas que ces enfants sont des trotskystes ?
-Un jour, ces enfants seront des hommes, dis-je, et grâce à Dieu, ils nous casseront la figure, à toi, à moi, et à tous ceux comme nous. Ils nous casserons la figure et ils auront raison.
-Ils auraient raison, dit Jean-Louis, mais ils ne le feront pas. Ces enfants, quand ils auront vingt ans, ne casserons la figure à personne. Ils feront comme nous, ils feront comme moi et comme toi. Nous aussi, nous avons été vendus, quand nous avions leur âge.
-Ma génération a été vendue à l’âge de vingt ans. Mais non par faim. Pour quelque chose de bien pire. Par peur.
-Les jeunes comme moi ont été vendus quand ils étaient encore enfants, dit Jean-Louis, et aujourd’hui il me casse la figure à personne. Ces enfants là feront comme nous avons fait : ils se traîneront à nos pieds et nous lécheront les bottes. Et il se croiront des hommes libres : voilà ce que sera l’Europe.
-Heureusement que ces enfants se souviendront toujours d’avoir été vendus par faim. Et ils pardonneront. Mais nous, nous n’oublierons jamais qu’on nous a vendus pour quelque chose de bien pire, par peur.
-Ne dis pas cela. Il ne faut pas dire cela, dit Jean-Louis à voix basse en me serrant le bras.
Je sentis que sa main tremblait.

Je voulais lui dire : « Merci, Jean-Louis, je te remercie de souffrir. » Je voulais lui dire que je comprenais la raison de bien des choses, que j’avais pitié de lui, quand, par hasard, je levais les yeux et j’aperçu le ciel. C’est une honte qu’il y ait au monde un tel ciel. C’est une honte que le ciel, à certains moments, soit comme était le ciel ce jour-là, à ce moment-là. Ce qui faisait courir dans mon dos un frisson de peur et de dégoût, ce n’était pas ces petits esclaves appuyés au mur de la Cappella Vecchia, ni ces femmes au visage émacié couvert d’une croûte de fard, ni ces soldats marocains aux yeux étincelants, aux long doigts osseux : mais le ciel, ce ciel bleu et limpide sur les toits, sur les ruines des maisons, sur les arbres verts gonflés d’oiseaux. C’était ce haut ciel de soie, d’un bleu froid et luisant, où la mer jetait une vague et lointaine lueur verte. Ce ciel délicat et cruel, qui s’incurvait doucement sur la colline du Pausilippe, devenait rose et tendre comme la peau d’un enfant.

Mais là où ce ciel paraissait le plus délicat et le plus cruel c’était là-haut, le long du mur au pied duquel étaient assis les petits esclaves. Le mur qui sert de fond à la Cappella Vecchia est un haut mur à pic, tout lézardé par le temps et les saisons, qui devait être jadis de cette couleur rouge des maisons d’Herculanum et de Pompéi, que les peintres napolitains appellent rouge bourbonien. Les siècles, la pluie, le soleil, l’abandon ont fatigué, adoucit ce rouge vif en lui donnant la couleur de la chair, rose ici, claire là, transparente comme une main devant la flamme d’une bougie. Étaient-ce les lézardes, étaient-ce les tâches vertes de mousse, ou ces blancs, ces ivoires, ces jaunes, affleurant ça et là du crépi ancien, ou était-ce le jeu de la lumière changeant à tout instant grâce au mouvement toujours recommencé de la mer, ou grâce à l’errante inquiétude du vent qui teint diversement la lumière, selon qu’il souffle de la montagne ou de la mer ? Il me semblait que ce vieux mur était quelque chose de vivant, un mur de chair où apparaissaient toutes les aventures de la chair humaine, depuis la rose innocence de l’enfance jusqu’à la verte et jaune mélancolie de l’âge déclinant. »

Curzio Malaparte, La peau – Éditons Denoël 1949 (traduit de l’italien par René Novella)