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« Et parfois encore, nous devrons l’admettre, nous ne serons pas vus tels que nous croyons être, en vérité, tels que nous aurions tant voulu qu’on nous aime.

Se contenter du regard des autres et ne plus rien espérer, cesser de prétendre à notre vérité, notre vérité, ce sont les autres qui nous l’accordent, notre vérité, elle restera secrète, tant pis, tant mieux, nous ne pourrons plus la dire.

Renoncer au naturel, ces choses-là, le naturel, les idées crétines de la fausse modernité, cette obligation qu’on croit pouvoir nous faire, tout dire, se raconter tous les matins, se répandre et s’étaler partout, exposer ses petits riens et vouloir croire qu’il s’agit de notre âme, ce qu’il en reste. Non. Renoncer, garder pour soir, être sur sa réserve, ne donner qu’en toute connaissance.

Aller notre chemin, être désirés pour de mauvaises raisons, pardonnés aujourd’hui pour d’anciens souvenir heureux ou encore, ce sera bien aussi, être détestés pour quelques malentendus imbéciles. Ne rien démentir, jamais.

Ne pas craindre de se perdre, s’égarer, mais s’égarer solitaire, chercher sa route en se haïssant soi-même, peut-être, cela ne vaudra-t-il pas mieux que d’atteindre le fameux but, la réussite, tout ça, avec les autres ? Arriver en retard, fourbu, la nuit tombée, mais arriver par sa propre et orgueilleuse volonté. Fuir les soirées d’étape, les cérémonies finales, les enterrements, la remise des prix et les feux de camp. Se perdre, être perdu, on se retrouvera bien.

Choisir ses amis, admettre ses dégoûts, revendiquer sa propre intolérance. Ne pas aimer tout et tout le monde et aimer mieux, de fait, nos préférés. Avoir quelques inimitiés indiscutables et des tendresses inavouées. Ne pas toujours dire notre amour, ne pas en être capables, ou trop compliqué, ou trop risqué, oui, pas doués, mais par contre, plus facile et pourtant rarement saisi, s’offrir ce petit luxe d’affirmer quelques hargnes de temps à autre.

Nous serons amoureux, évidemment, le moins qu’on puisse. Et pas toujours en silence, pénibles et envahissants, et indignes, c’est bien et pas toujours mélancoliques et pas toujours fidèles et purs et pas toujours, je ne sais plus, mais amoureux, ça oui !

Et chanter dans le noir, et marcher à pas lents, revenir, chuchoter des histoires drôles et de temps à autre, pour se maintenir en forme, pousser quelques hurlements salutaires. Réveiller les endormis. Éclater de rire pour les mêmes âneries que la dernière fois, les blagues, nous en rions parce que justement, nous les connaissons déjà. Entonner notre refrain – nous sommes dans les rues désertes, après le spectacle, on cherche l’hôtel – et parfois encore, épuisés ou juste mélancoliques, abandonnés et un peu ivres, aller toute la troupe en silence, sans se tenir la main, « nous, les héros ». Nous serons sereins, cette nuit-là encore. »

Jean-Luc Lagarce, Du luxe et de l’impuissance – Éditions Les Solitaires Intempestifs 2008