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« Ce fut le soir, après souper, que la mère d’Yves me recommanda solennellement son fils, et cela resta toute la vie.

Elle avait bien compris, avec son instinct de mère, que je n’étais pas ce que je paraissais être et que je pourrais avoir sur la destinée de son dernier fils une influence souveraine.

« Elle dit, traduisait la jeune fille, que vous nous trompez, monsieur, et qu’Yves aussi nous trompe pour vous faire plaisir ; que vous n’êtes pas quelqu’un comme nous autres… Et elle demande, puisque vous naviguez ensemble, si vous voudrez veiller sur lui. »

Alors la vieille femme me commença l’histoire du père d’Yves, histoire que, par Yves lui-même, je connaissais déjà depuis longtemps. Je l’écoutai volontiers cependant, contée par cette jeune fille, devant la grande cheminée bretonne où la flamme dansait sur une souche de hêtre.

«… Elle dit que notre père était un beau marin, si beau, qu’on n’avait jamais vu dans le pays un si bel homme marcher sur terre. Il est mort, nous laissant treize, treize enfants. Il est mort comme beaucoup de marins de nos pays, monsieur. Un dimanche qu’il avait bu, il est parti en mer le soir dans sa barque, malgré un grand vent qui soufflait du nord-ouest, et on ne l’a jamais vu revenir. Comme ses fils, il avait très bon cœur ; mais sa tête était bien mauvaise. »

Et la pauvre mère regardait son fils Yves…

« Elle dit, continua la jeune fille, que mes parents habitaient Saint-Pol-de-Léon, dans le Finistère, qu’Yves avait un an, et que, moi, je n’étais pas encore venue quand notre père est mort ; alors elle a quitté cette ville pour retourner à Plouherzel en Goëlo, son pays natal. Mon père laissait nos affaires en grand désordre ; presque tout l’argent que nous avions eu autrefois était passé au cabaret, et ma mère n’avait plus de pain à nous donner. C’est alors que nos deux frères aînés, Gildas et Goulven, sont partis comme mousses sur des navires au long cours. »

« On ne les a pas beaucoup vus au pays depuis leur départ, et pourtant on ne peut pas dire qu’il ne nous aimaient pas. Ils se sont longtemps privés de leur paye de matelot pour permettre à notre mère de nous élever, nous les plus petits, Yves, ma sœur qui est ici, et puis moi. »

« Mais Goulven a déserté, monsieur, il y a plus de quinze ans, par un mauvais coup de tête…

– Eux aussi, dit la vieille femme, sont de beaux et braves marins, leur cœur est franc comme l’or… Mais ils ont la tête de leur père, et déjà ils se sont mis à boire…

– Mon frère Gildas, reprit la jeune fille, a navigué sept ans à bord d’un américain pour faire, dans le Grand-Océan, la pêche à la baleine. Cette campagne l’avait rendu très riche ; mais il paraît que c’est un dur métier, n’est-ce pas, monsieur ?

– Oui, un dur métier, en effet… Je les ai vus à l’œuvre, dans le Grand-Océan, ces marins-là, moitié baleiniers, moitié forbans, qui passent des années dans les grandes houles des mers Australes sans aborder aucune terre habitée.

– Il était si riche, mon frère Gildas, quand il est revenu de cette pêche, qu’il avait un grand sac tout rempli de pièces d’or.

– Il les avait versées là sur mes genoux, dit la vieille femme en relevant les pans de sa robe, comme pour les retenir encore, et mon tablier en était plein. De grosses pièces d’or des autres pays, marquées de toute sorte de figures de rois et d’oiseaux. Il y en avait de toutes neuves, qui représentaient le portrait d’une dame avec une couronne de plumes, et qui valaient seules plus de cent francs, monsieur. Jamais nous n’avions vu tant d’or… Il donna mille francs à chacune de ses sœurs, mille francs à moi sa mère, et m’acheta cette petite maison où nous demeurons. Il dépensa le reste à s’amuser à Paimpol et à faire des choses, qui certainement, n’étaient pas bien. Mais ils sont tous comme ça, monsieur, vous le savez mieux que moi. Pendant deux mois, on ne parlait que de lui dans la ville… »

« Depuis il est reparti et nous ne l’avons pas revu. C’est un brave marin, monsieur, que mon fils Gildas ; mais il est perdu comme son père parce que, lui aussi, s’est mis à boire. »

Et la vielle femme courba douloureusement la tête en parlant de ce fléau sans remède qui dévore les familles des marins bretons.

Il y eut un silence, et elle parla de nouveau à sa fille d’une voix grave en me regardant.

« Elle demande, monsieur… si vous voulez lui faire cette promesse… au sujet de mon frère… »

Ce regard anxieux, profond, fixé sur moi, me causait une impression étrange. C’est pourtant vrai que toutes les mères, quelles que soient les distances qui les séparent, ont, à certaines heures, des expressions pareilles… Maintenant il me semblait que cette mère d’Yves avait quelque chose de la mienne.

« Dites-lui que je jure de veiller sur lui toute ma vie, comme s’il était mon frère. »

Et la jeune fille répéta, traduisant lentement en breton :

« Il jure de veiller sur lui toute sa vie, comme s’il était son frère. »

Elle s’était levée, la vieille mère, toujours droite, et rude, et brusque ; elle avait pris au mur une image du christ, et s’était avancée vers moi, en me parlant comme pour me prendre au mot, là, avec une naïveté, une indiscrétion sauvages.

« C’est là-dessus, monsieur, qu’elle vous demande de jurer.

– « Non, ma mère, non », dit Yves tout confus, qui essayait de s’interposer, de l’arrêter.

Moi, j’étendis le bras vers cette image du Christ, un peu surpris, un peu ému peut-être, et je répétais :

« Je jure de faire ce que je viens de dire. »

Seulement mon bras tremblait légèrement, parce que je pressentais que l’engagement serait grave dans l’avenir.

Et puis je pris la main d’Yves, qui baissait la tête, rêveur :

« Et toi, tu m’obéiras, tu me suivras… mon frère ? »

Lui répondit tout bas, hésitant, détournant les yeux, avec le sourire d’un enfant :

« Mais oui… bien sûr… »

Pierre Loti, Mon frère Yves – Éditions Calmann-Lévy 1888