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« Gilles restait des semaines sans écrire au père Carentan, des mois sans le visiter, et les visites étaient fort courtes. Il savait que le vieux en souffrait, et cette idée le faisait souffrir lui-même, par instants, mais la fascination de Paris le retenait.

C’était en hiver. Il y était allé en voiture. Qui ne connaît pas la campagne l’hiver ne connaît pas la campagne, et ne connaît pas la vie. Traversant les vastes étendues dépouillées, les villages tapis, l’homme des villes est brusquement mis en face de l’austère réalité contre laquelle les villes sont construites et fermées. Le dur revers des saisons lui est révélé, le moment sombre et pénible des métamorphoses, la condition funèbre des renaissances. Alors, il voit que la vie se nourrit de la mort, que la jeunesse sort de la méditation la plus froide et la plus désespérée et que la beauté est le produit de la claustration et de la patience.

Il avait arrêté plusieurs fois sa voiture le long de la route pour écouter le silence. Voilà ce dont Paris le frustrait irréparablement : ce silence. Que ne s’arrêtait-il ici pour l’hiver. Voilà ce qui lui manquait, l’hiver, et une profondeur de solitude, inconnue de lui, le solitaire. Il repartait avec un frisson ; plus loin, il s’arrêtait encore. Il lui semblait qu’il aurait pu demeurer dans une maison isolée, mais non pas dans un village. Car là, la leçon de la nature lui semblait niée plus atrocement, au plus près de sa source. Les paysans qu’il rencontrait semblaient l’arrière-garde hargneuse d’une armée en déroute. Ils lui jetaient le regard de doute, de haine et d’envie de ceux qui demeurent les derniers sur le champs de bataille, qui résistent encore à l’avance irrésistible d’un ennemi vainqueur, mais qui ont vu disparaître à l’horizon tant de fuyards. Dans les villages où tant de maisons étaient abandonnées ou mortes, les derniers paysans erraient comme des âmes en peine. Ames en peine, âmes humiliées, destituées, découronnées, âmes rongées par le doute et n’ayant plus d’autres recours qu’un lucre et un alcool maniaques. Et dans les petites villes, de chétifs bourgeois semblaient aussi loin des champs et de leurs grands rythmes de sève que ceux des quartiers les plus barricadés et calfeutrés de Paris. Ce n’était donc pas seulement l’hiver de la nature que Gilles voyait ; c’était un autre hiver et une autre mort, plus durables, portant la menace, peut-être, de l’irrémédiable. Il s’agissait de l’hiver de la Société et de l’Histoire, de l’hiver d’un peuple.

— Je te l’avais bien dit que cette guerre tuerait la France, marmonnait Carentan.

Gilles marchait à côté de lui, en pleine campagne, sur une petite route que le gel faisait craquer et poudroyer sous leurs pas. Gilles le trouvait blanchi, vieilli. Pour lui, maintenant, il était hors d’usage. Le vieux le sentait et il en était plus voûté.

Toute cette sagesse, si certaine, si évidente qu’elle fût pour Gilles, lui paraissait sans emploi possible. Dans combien de siècles pourrait-elle resservir ? Lors de quel nouveau Moyen Age ? Que pouvaient faire ces saintes maximes contre les cinémas et les cafés, les maisons de passe, les journaux, les Bourses, les partis et les casernes ? « jamais plus, songeait Gilles, jamais plus la sève ne repassera dans ce peuple de France aux artères desséchées. Que peut Carentan contre Caël, fou de débilité, revenu au bégaiement infantile et faisant de ce bégaiement la dernière loi de l’esprit ? Ou contre la sécheresse byzantine de Galant et de Clérences ? »

Cependant, le vieux, écrasant la route sous ses larges semelles cloutées, psalmodiait de sa voix profonde et traînante une espèce de plain-chant éternel.

— Dieu est éternel et la vie est éternelle. Éternellement Dieu, qui a bien voulu produire la vie, le voudra bien encore. Et tiens…

Il s’était arrêté. Gilles ne pouvait cesser tout à fait d’admirer cette grande silhouette dont l’effondrement faisait encore une altitude. Du souvenir majestueux de ses vastes épaules le vieux occupait encore l’espace, il y avait encore de puissants tendons à son cou décharné et une vitalité irréductible coulait encore sous ses joues rouges, dans le poil blanc de sa moustache et de son sourcil et dans l’eau pâlie de ses yeux. Il avait regardé Gilles d’un bref et pénétrant regard oblique de la tête aux pieds, puis du tuyau de sa pipe, sortie de sa grande gueule puante, il lui avait montré un bouquet d’arbres, un peu en dehors de la route. Parmi eux, un hêtre magnifique.

— Tiens… éternellement Dieu voudra ce hêtre. Comment veux-tu que Dieu ne veuille pas toujours cette splendeur… Vois-tu, la création, c’est un hasard, une surprise entre les mille millions de possibilités de l’être. Mais ce hasard, Dieu en reviendra toujours à le caresser comme une chance ineffable…

— Mais pour ce qui est des hommes…

— Il y a de l’éternité dans l’homme comme dans les arbres.

— Mais pour ce qui est des Français…

— Il y a de l’éternité dans l’homme, je ne dis pas dans le Français.

— Mais si, ici, dans ce lieu que nous nommons France, ce hêtre renaît éternellement, pourquoi pas les Français ?

— Des hommes, en tous cas, toujours…

— Et si la planète refroidit…

— C’est une autre paire de manches.

— Mais tu dis qu’il y a de l’éternité dans l’homme, dans l’arbre.

— Il y a en eux quelque chose qui participe de l’éternel. Ce que dit ce hêtre sera toujours redit, sous une forme ou sous une autre, toujours.

— Pourquoi me dis-tu tout cela ?

— Pour te consoler de la mort de la France. »

Pierre Drieu la Rochelle, Gilles – Éditions Gallimard 1939