Retrouver ce podcast en écoute sur votre plateforme de streaming favorite.

« La panique, peu à peu, gagnait tout le monde. Hommes, femmes se mirent à courir dans tous les sens, et chacun murmurait ou criait sans espoir de réponse la question posée quelques instants plus tôt par Legrand :

— Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qu’est-ce qui nous arrive ?

Les esprits ne pouvaient pas comprendre encore, ni même imaginer quel bouleversant changement venait de se produire au sein de la nature, et formulaient en eux-mêmes une réponse rassurante, la seule qui leur sembla logique :

— De toute façon, ça ne peut pas durer. Tout va recommencer comme avant, dans quelques instants, tout de suite…

Mais les instants passaient, et la lumière ne revenait pas. L’angoisse serrait les coeurs. Si les esprits ne comprenaient pas le phénomène, les nerfs en sentaient la gravité.

Il fallait bien, pourtant, que cette foule, nourrie de logique et de science, trouva des explications.

— C’est un coup des nègres. Ils nous arrêtent nos moteurs avec les rayons K à longue portée, cria un fidèle auditeur de la Radio.

— C’est le gouvernement qui arrête tout pour empêcher qu’on soit repéré, dit le monsieur qui a confiance dans les autorités.

— C’est la révolution, gémit un petit commerçant.

Avec des variantes, ces explications couraient le long des trottoirs. François haussa les épaules, descendit sur la chaussée, s’approcha d’un chauffeur qui, briquet en main, fouillait son moteur.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Je ne sais pas, rien de cassé, mais plus une goutte de jus dans les accus, plus une étincelle aux rupteurs. Et c’est pareil chez tous les copains. Même les atomiques sont à plat, secs comme des éponges…

Il montra d’un geste le troupeau immobile des voitures arrêtées en pleine course.

— Voilà toutes les bagnoles transformées en patins à roulettes !

François se mit à rire, mais une rafale de vent lui fit courber le dos.

Une ombre passa sur la lune et s’abattit avec fracas au milieu du boulevard. Un avion venait de tomber, freiné par son parachute. Celui-ci noyait le trottoir et la chaussée, sur trente mètres, d’une vague presque phosphorescente à force de blancheur. Cinquante personnes se trouvaient prises dans ses plis, et, sous ce piège que leur jetait le ciel, perdaient la tête, hurlaient, mordaient et griffaient le tissu, se débattaient et s’entortillaient de plus en plus.

Du côté de la porte Saint-Martin vint le bruit d’un choc énorme, et le sol trembla. Puis d’autres se firent entendre, un peu partout dans la nuit. Et des cris leur succédaient, gagnaient le long des rues. L’épouvante succédait à l’angoisse. Toute la ville, dans la nuit, criait sa peur.

— Les avions qui tombent !

— On nous bombarde !

— C’est les torpilles des nègres !

— C’est un tremblement de terre !

Leurs moteurs arrêtés comme ceux des voitures, les milliers d’avions qui survolaient Paris étaient en train de regagner le sol par la voie la plus courte. Ils n’obéissaient plus qu’aux simples lois de la pesanteur. Ceux dont le parachute ne pouvait jouer, ou que leur élan n’emportait pas jusqu’à la campagne lointaine, tombaient sur la ville comme des pierres.

La foule fuyait dans tous les sens, la panique au ventre ; le sol tremblait, des maisons s’écroulaient.

Soudain, François pensa que, de l’autre côté de l’Océan, l’effroyable envol des torpilles aériennes avaient du s’arrêter net et qu’un grand nombre d’entre elles avaient du retomber en pays noir. Peut-être la disparition de l’électricité les avait-elle rendues inoffensives. Peut-être, seul, leur moteur propulseur s’était-il arrêté, en pleine trajectoire, et la mort s’était-elle abattue sur ceux-là mêmes qui la destinaient à leurs voisins.

Il serra le bras de Legrand :

— La nature est en train de tout remettre en ordre, dit-il.

— De quoi ? Fit une voit hargneuse.

François leva la tête. Il s’aperçut qu’il tenait par le bras un inconnu. Legrand avait disparu, happé par la foule et l’obscurité.

François lâcha l’inconnu, haussa les épaules. Tout cela n’avait d’ailleurs plus d’importance. La mort subite des moteurs rendait à l’homme et au globe terrestre leurs dimensions respectives. En une seconde, l’Amérique tout à l’heure si proche, venait de reprendre sa place ancienne, au bout du monde. Si cet état de choses durait, nul ne saurait avant de longues années ce qui s’était passé là-bas ce soir. Chacun allait se retrouver dans un univers à la mesure de l’acuité de ses sens naturels, de la longueur de ses membres, de la force de ses muscles. L’Empereur Robinson entrait dans la légende. La réalité, pour chaque Parisien, se bornait désormais à sa maison, à sa rue, à sa ville. »

René Barjavel, Ravage – Éditions Denoël 1943