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« Cet été-là, je connus le baptême de sang de la murène. Remontée avec la palangre en même temps qu’un mérou, pendant que mon oncle et Nicola s’occupaient du précieux poisson, j’essayais de dégager l’hameçon de la gorge de la murène. De ma main gauche je serrais ses joues pour maintenir sa bouche ouverte. Je réussis à extraire l’hameçon et au moment même où je le sortais elle se débattit, je perdis ma prise sur ses joues et ses dents s’enfoncèrent dans ma main à la jointure de mon index. La murène ne mord pas seulement, là où elle s’accroche, elle ne desserre pas sa prise. Elle bloque sa mâchoire et ne l’ouvre plus. Je réussis à ne pas crier, les larmes perlaient à mes yeux sous l’effort. Lorsqu’il eut fini avec le mérou et que mon oncle se remit à tirer la palangre, Nicola me vit et d’une seul coup de couteau il détacha la tête de la murène. Puis il cassa l’os de sa mâchoire et alors seulement, une à une, il ôta les dents de la murène de mon doigt. Je regardais la mer tandis que Nicola exécutait tranquillement une petite opération bien ancienne, ma main blessée était loin de mes pensées, la douleur frappait mais je n’ouvrais pas. Il m’arrivait ce que j’avais entendu raconter. Je connaissais déjà le poison de la vive sous le pied et celui de la rascasse dans la paume de la main. J’étais sur un bateau et ce sang faisait partie du compte. Mon oncle débaucha un sourire entre deux brassées de palangre, hochant légèrement la tête. « Mo’ sì pescatore », maintenant oui, tu es un pêcheur, dit Nicola quand il eu fini, rinçant ma main dans la mer.

Je comprenais mal pourquoi la virilité devait ignorer la douleur. Je la voyais appliquée aux hommes, j’essayais de la reproduire quand mon tour venait. Je comprenais que ce n’était pas le refus d’avoir un corps, mais la patience de le supporter, une charge sur l’âne qui est parfois exagérée et peut même le tuer, mais jusque-là il ne s’en plaindra pas. Le corps était une bête patiente, les hommes l’apprivoisaient avec fierté. Le corps était un Sud enragé de formules viriles. Les épines d’oursin que les garçons apprenaient à retirer tout seuls, les pêcheurs, eux, laissaient leur peau les absorber lentement. Ils m’enseignaient ainsi à me distraire de la douleur. »

Erri De Luca, Tu, mio (traduit de l’italien par Danièle Valin) – Éditions Gallimard 2011