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« Sept à huit siècles se trouvaient représentés dans l’église où ne restaient de roman que les murs, les dalles et la crypte. Le retable sculpté datait du XVIIIe siècle ; la chaire élégante, bleu pâle et dorée, à panneaux de bois où l’on voyait joliment peints des anges, du XVIIe ; les toits et la nef, du XIVe. C’était sur ce fragment de temps que reposait mon amour. J’étais persuadé, en effet, d’avoir déjà vécu dans ce pays ; mon prêtre et l’enfant, je les revoyais tous les siècles, et moi-même avec eux. Mes probables démêlés avec la Justice, cette mauvaise affaire m’arrivaient chaque vie. J’étais certain d’avoir déjà connu l’enfant, jadis, au temps des rois. Nous avions coutume de nous revoir chaque siècle. Cette impression de durée au-delà d’une seule vie, ce temps vaste plaisaient à mon amour.

Je montai dans l’escalier du clocher, un escalier tournant en forme de spirale, creusé au cœur des murs. Je pressais doucement mes lèvres contre la pierre où persistaient l’humidité des saisons et je ne sais quoi de glacial et de brûlant, tout à la fois, la chaleur de l’été, le gel de l’hiver, le poids de la terre et du ciel. Je l’avais informé de mon projet de le revoir ici ; que n’aurais-je pas donné pour entendre ses pas légers sur les dalles ? Mais je ne percevais que le silence si particulier de l’église où n’entrait jamais la moindre paroissienne.

Il montrait une façon bien à lui de paraître : souvent, en effet, il me laissait deviner seulement sa présence. Sans avoir fait de bruit, il était là, à quelques pas de moi ; me retournant, je le voyais qui me souriait. Il prenait du plaisir à me surprendre ainsi. C’était de sa part une manière de me dire : Vois mes ruses ; une manière aussi de me rassurer quant aux suites de cette affaire en me rappelant, dans l’occasion de chacune de nos rencontres, qu’il demeurait très habile.

Je gravis plusieurs marches, et, par une ouverture dans le mur, j’aperçus le beau Sarladais dans le bleu de l’été. En appuyant fortement mon visage contre la maçonnerie je pouvais distinguer cinquante mètres plus bas un côté du village, à toitures de loses, ces pierres plates agencées les unes sur les autres, je pouvais voir un méandre de la Vézère. De l’escalier du clocher je ne commandais qu’un morceau de campagne, mais assez beau, assez vaste pour retenir indéfiniment mes regards. La vue portait loin et les collines se succédaient jusqu’à des bois sur qui pesait la chaleur de l’été.

Au bord de la rivière, si profonde et verte sous les roches, un pêcheur tenait sa ligne ; un autre et sa barque est leur ombre dérivaient lentement vers l’aval. Je voyais le Sarladais presque à la verticale, ce qui me donnait une impression de vertige ; presque à la verticale, le village et la rivière, quelques champs cultivés, et d’une manière normale l’horizon seulement, le vaste horizon qui semble inhabité.

Le Sarladais, appelé aussi Périgord noir, à cause de la présence et de l’épaisseur d’une végétation de petits chênes sombres et de noyers, est un pays en partie déserté, planté ça et là de champs de maïs et de blé, et d’étroites plantations de tabac. Pays sauvage, pour qui sait voir, c’est un pays des esprits. Un pays de sorciers. Templiers, barons, prêtres, paysans, tous ici le furent plus ou moins, et les vertes et noires campagnes sarladaises, résonnantes encore des cris des premiers âges, gardent un peu de l’âme de tous ceux-là qui furent des magiciens.

J’aimais ce pays où j’habitais depuis quatre ou cinq siècles, ce pays de revenants, de cavernes fraîches et de bois. J’aimais l’été qui m’enivrait, le cri des insectes, le tournoiement des corbeaux. Je fermai les yeux, les rouvris ; je revis le beau Sarladais avec ses meules de foin, ses charrettes et ses îles ; la Vézère coulait toujours devant les falaises rocheuses ; je fermais les yeux de nouveau, les rouvris ; des oiseaux planaient, le pêcheur jetait sa ligne, un autre ou le même.

François Augiéras, L’Apprenti sorcier – Éditions Juillard 1964