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« La nuit avait été douce. Le printemps commençait à fleurir les berges de la vallée et Ambroise Mauperthuis qui participait à la surveillance du bon acheminement de ce flot avait dormi à la belle étoile sur la rive près de la rivière toute encombrée et sonore de bûches. On ne distinguait presque plus l’eau de la rivière ; celle-ci semblait ne plus charrier que du bois. Les corps démembrés des chênes et des hêtres de la forêt de Saulches glissaient dans la vallée de village en village jusqu’à la ville, comme un immense et lent troupeau gris grondant en continu une sourde clameur. C’était là le dernier chant des arbres, leur sombre plainte au fil de l’eau.

Le jour commençait à poindre. Ambroise Mauperthuis s’était réveillé tout à coup. Quelque chose qu’il ne comprenait pas venait de l’arracher au sommeil. Quelque chose comme un silence ; un silence très étrange qui ne montait pas de la terre, qui ne sourdait ni de l’eau ni du bois et ne descendait pas davantage du ciel. Les bruits alentour étaient toujours les mêmes mais, juxtaposé à la rumeur des feuillages et de la rivière, un silence étonnant régnait qui semblait les repousser tous au loin. Un silence si aigu, si dense, implacable. Et ce silence ne cessait de s’intensifier. Il s’immisçait sous la peau d’Ambroise Mauperthuis comme une sueur glacée. Il s’était levé, toujours à l’écoute de ce silence qui n’était ni de la terre ni du ciel ni de l’eau. Et soudain il avait vu. Là-bas, sur l’autre rive, juste en face de lui, un homme et une femme luttaient. C’étaient eux, de leur lutte, de leur haine, que montait ce silence dans la roseur de l’aube. Ambroise Mauperthuis ne distinguait pas leurs visages : il n’apercevait que deux silhouettes s’enlaçant et se repoussant en une danse aussi souple que brusque. Ce couple, existait-il ou n’était-il qu’un rêve surgi du sommeil de Mauperthuis ? Un rêve enfui de son sommeil et s’en allant courir les berges en se tordant comme les flammes d’un feu follet.

Mais le silence qui irradiait de ce couple était si dense, tangible presque, qu’il ne pouvait pas émaner d’un rêve. Un tel silence ne pouvait provenir que de corps faits de chair et de sang. Et il ne pouvait annoncer que la mort. D’emblée Ambroise Mauperthuis perçut cette stridence d’extrême violence à travers ce silence. Mais avant qu’il n’ai eu le temps de crier pour briser ce silence de mort, la femme avait vacillé et s’était effondrée. L’homme venait de la poignarder à la gorge. Le couple s’était disloqué. Et ce fut à cet instant qu’Ambroise Mauperthuis reconnut Vincent Corvol, le propriétaire des forêts de Saulches, de Jalles et de Failly. Corvol, celui-là même dont Ambroise Mauperthuis était en train de convoyer le bois débité en milliers et milliers de rondins égaux, tous marqués du signe distinctif de leur propriétaire : un C inclus dans le dessin d’une cloche. Alors une joie fulgurante, mauvaise, l’avait saisi. Il s’était senti soudain illuminé par ce crime dont il venait d’être le témoin comme par une lumière d’orage, incandescente, crue. Il s’était redressé et avait crié le nom de Corvol. Il avait crié ce nom d’un voix éclatante, allègre.

Corvol s’était figé sur place. Son nom ainsi lancé à travers la rivière l’avait cloué sur la berge. Comme s’il venait de recevoir en plein dos l’écho de son geste de mort répercuté par toute la vallée. Comme si l’immense troupeau flottant de ses bûches martelées à son initiale se mettait à clamer en choeur le nom de son maître. Comme si son nom s’arrachait à tout ce bois qui faisait sa richesse. Comme si tous ses arbres n’étaient descendus du haut Morvan que pour le surprendre à l’instant de son crime et dénoncer tout aussitôt son nom à toute la vallée. Son nom d’assassin. »

Sylvie Germain, Jours de colère – Éditions Gallimard 1989