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« En revenant, avec M., de Bordeaux, dans le train à Saint-Pierre-des-Corps un garçon que je remarque, qui me plaît vient s’asseoir derrière moi, je voudrais avoir une glace devant et derrière moi pour me rendre compte de la vision que peuvent lui offrir ma nuque et mes cheveux en haut du siège ; j’aime d’emblée, dans son apparence, beaucoup de choses de ce garçon : ses cheveux blonds bouclés, le gros anneau d’argent qui perce une de ces oreilles, son regard auquel je ne saurais attribuer d’autre couleur que celle de l’attraction. Parfois je me retourne pour le regarder et je m’aperçois qu’il s’est assoupi d’une façon un peu étrange, les genoux repliés sous le menton, les mains s’agrippant aux chevilles, et j’aime enfin cette assise de son corps. Le train s’arrête et nous en descendons, le garçon, qui porte aussi une sorte de foulard noir noué lâchement en cravate, tarde à prendre son sac pour descendre du train. Nous n’avons encore échangé aucun regard de reconnaissance et c’est à contrecoeur que je descends vite du train et que je m’éloigne sur le quai, mais je traîne la patte, je me retourne, je m’aperçois que le garçon s’attarde encore en marchant le long du train, comme s’il attendait quelque chose, ou comme s’il m’attendait, je me décide à quitter M. pour retrouver le garçon. Je vais vers lui, je l’aborde et il me répond d’un très beau sourire. Nous marchons côte à côte, nos sacs sur les épaules, et il change de main car son sac, contrairement aux mien, semble lourd et ses doigts se décrispent déjà d’une crampe. Je lui pose des questions et il me dit qu’il doit prendre un autre train, Gare de Lyon (nous sommes arrivés à Austerlitz), en direction de Dijon, nous avons un peu plus d’une demi-heure avant le départ de son train, et je lui demande si je peux l’accompagner et de nouveau il me répond de ce très joli sourire. Sur le pont, nous parlons peu, mais en nous retournant l’un vers l’autre, nos regards qui se croisent au croisement des dérobées s’agrémentent de sourires d’une joie timide. À la Gare de Lyon, nous allons regarder l’heure de départ exacte de son train et comme il nous reste près d’une demi-heure, nous nous asseyons face à l’autre à la terrasse du buffet. Je lui dis les raisons de mon déplacement à Bordeaux, ce qui m’amène à lui demander, mais je pressens déjà sa réponse, si lui aussi il écrit, oui mais des poèmes, je lui demande s’il est lecteur de poèmes et il me dit que non, et d’un air comme s’il voulait dire : je sais que cela va te faire rire, il ajoute : « De philosophie. – Quels philosophes ? » Il répond « Surtout Jaspers et Nietzsche. » je lui dis : « Je n’ai jamais entendu parler de Jaspers », il répond : « C’est un philosophe chrétien. » Je lui demande : « Tu es chrétien ? », attendant une issue négative, mais il répond, sans aucune ironie, que oui, il est chrétien. J’essaie de lui expliquer ce que ce mot veut dire pour moi, sa réponse m’a mis dans un grand état de joie, c’est bien la première fois que je rencontre une chrétien. Puis je lui dis : « Mais l’anneau que tu as à l’oreille est un anneau de corsaire, plus que de prêtre » et il répond en s’amusant : « C’est la même chose », j’acquiesce, mais nous devons nous lever car son train va partir. Je déchire une feuille de papier pour lui écrire mon nom et mon adresse, j’en déchire un autre morceau que je lui tends pour qu’il m’écrive à son tour son nom et son adresse. Je remarque qu’il bute sur son nom, qu’il a besoin pour l’écrire, et alors qu’il sait qu’à l’envers, je suis les mots qu’il trace sur le papier pour les déchiffrer, d’un léger temps de suspens, comme un don de gêne, une confidence muette qui refluerait les questions et éliminerait par là une légère souffrance trop usuelle, je lis B-O-S-S-, puis je ne sais pas si la dernière lettre est un O ou un U, il a dû la refaire à deux reprises, et je demande d’un ton assuré : « C’est bien un U, n’est-ce pas ? » et il me répond oui comme avec gratitude. Nous allons nous quitter devant le train, à la vue de tout ce monde qui attend sur le quai, et alors je vais plus près vers lui et je m’élève vers lui (il est un peu plus grand que moi) pour baiser ses lèvres et comme je ne sais pas si son air d’étonnement, de stupéfaction, recèle une quelconque protestation, pour l’évincer d’emblée, je lui chuchote en riant : « C’est le baisser au bossu. » Nous nous éloignons sans nous retourner. Dans la rue, en marchant, j’ai envie de rire, je suis comme un enfant qui rêve qu’il vient de découvrir un trésor. »

Hervé Guibert, Le mausolée des amants, Journal 1976-1991 – Éditions Gallimard 2001